Prendre de la hauteur par rapport aux controverses alimentaires
Intervention réalisée à l'ENSAT le 25/09/15 auprès des étudiants
http://www.dailymotion.com/video/x3bisxd_prendre-de-la-hauteur-par-rapport-aux-controverses-alimentaires-olivier-claret_school
Pourquoi, je suis venu témoigner de mon expérience? Lors
d'une réunion sur le climat, où l'agriculture conventionnelle était mise à sac
(comme dans la quasi totalité des médias), je n'avais aucune réplique possible
en quelques phrases. Au début de ma retraite, j'ai donc éprouvé le besoin de mettre
par écrit que cette forme d'agriculture était
moins maléfique qu'on le prétendait. En venant ici je poursuis donc cette
action.
Je suis arrivé
en 1977 à
la Chambre d'agriculture de l'Aube[1]
- Son président, Pierre
Fauconnet, très influent au niveau national, ne voulait pas entendre parler d'environnement
(je ne sais si les questions
environnementales n'étaient pour lui que dans l'imaginaire de
soixante-huitards!).
N'a-t-on pas eu la contre partie de cet aveuglement? Les
risques environnementaux n'ont pas été suffisamment pris en compte.
- Les agriculteurs étaient
encore dans "l'euphorie" des 30 glorieuses où la France, importatrice
de blé à la fin de la guerre, était devenue exportatrice.
- Les rendements
augmentaient quasi régulièrement (il suffisait d'augmenter les quantités
d'intrants) : quasi 2/qx par an de blé en droite de tendance en Champagne crayeuse
(autrefois pouilleuse!).
- C'était l'époque du
développement des fongicides puis des régulateurs de croissance, sans parler
des insecticides (la petite goutte mise en plus, plus ou moins avouée).
- La profondeur des labours
augmentaient avec la puissance des tracteurs.
- Apport d'azote sur pois[2],
-etc.
→ Seules les personnes âgées étaient sceptiques face
à cette évolution , un seul agri-bio dans l'Aube depuis les années 1950.
Personnellement, je découvrais avant tout les
techniques et je suivais les orientations de l'ITCF[3]
et de l'INRA.
Au cours des années
1990, les
mentalités commençent à évoluer
- 1992 la réforme de la PAC[4]
: baisse des prix de vente, directive nitrate ...
La baisse des prix donne des arguments plus
tangibles pour limiter la protection sanitaire et les doses d'azote. Les
résultats expérimentaux comme ceux des enquêtes en montraient les limites
économiques.
- Les agriculteurs
recherchent encore le rendement maximum.
- Les préconisations pour ajuster les doses d'azote et de fumure de fond commençent à
porter leurs fruits.
Au cours des années
2000, l'évolution
est plus nette.
- La prise de conscience que
les pratiques grandes cultures sont de plus en plus critiquées amène à mieux
accepter les contraintes environnementales règlementaires.
- Les doses d'azote sont
mieux gérées, même assez bien en terre de craie où c'est plus facile.
- Les méthodes "sans
labour" se développent pour favoriser l'activité biologique des sols.
- les Cultures
intermédiaires[5] se
généralisent (il a fallu du temps), elles permettent à long terme d'augmenter
la teneur en MO qui a tendance à baisser.
- Les expérimentations (Arvalis,
Chambres d'agriculture notamment) sont orientées vers les aspects
environnementaux.
- Des conseillers agri-bio
et de développement de productions
locales sont embauchés.
- Des groupes de réflexion sur
l'environnement se mettent en place :
. pour améliorer les pratiques agronomiques chez
la coopérative Vivescia (le président Christian Rousseau est féru de cela)
. démarche de certification ISO 14001 chez
certains agriculteurs[6],
Conclusion : quelle évolution en 35 ans!
comme quoi il ne faut pas désespérer! Je veux surtout montrer qu'il faut garder
l'espoir d'amélioration.
D'après le journal local, il y aurait une "réelle amélioration" de la qualité des eaux[7].
Est-ce suffisant? MAIS où mettre le curseur? strictement zéro
pesticide? Est ce vraiment nécessaire?
Est-ce que la qualité de la
farine ou du malt et l'état des cours d'eau, des eaux souterraines et des sols
sont mauvais (= à améliorer), inquiétants ou catastrophiques
(dans un état irréversible)? Peu importe la réponse pour cet exposé.
Suite à cette question, je voudrai
partager quelques réflexions avec vous.
Les objectifs en matière de qualité des aliments
sont-ils entièrement déterminables par des critères techniques ou
scientifiques? bien sûr que non. Seule la prise en compte d'options "philosophiques"
peut expliquer les divergences.
·
D'abord distinguons 3 termes : opinion, conviction et
certitude,
- Un avis ou une opinion ne pose pas de problème s'ils sont établis à
partir de faits (résultats d'analyse, connaissances scientifiques vérifiées par
l'expérimentation).
Rappelons à ce sujet que les opinions d'un expert
scientifique (même dans son domaine de compétence) sont nécessairement
influencées par sa "conception générale du Monde" (Karl Popper), d'où
le risque de conflits d'intérêt.
- Une conviction est plus
qu'une opinion. Il y a un engagement fort, intime avec l'idée exprimée. Il est plus
difficile de débattre avec quelqu'un de convaincu. Par exemple, s'il pense que la moindre trace d'une molécule de synthèse
dans un aliment est nécessairement nocive, il sera difficile ou impossible de
lui prouver le contraire, ne serait-ce que parce qu'il est impossible de démontrer
qu'il n'y a aucun risque.
- Une certitude est encore
le degré au-dessus de la conviction. Celui qui a des certitudes est prêt à
sacrifier beaucoup de choses pour vivre selon ses idées.
Les débats sont d'autant plus difficiles sur ces sujets
que les effets placebo et nocebo peuvent renforcer les convictions. Si
quelqu'un est convaincu que tel aliment est bénéfique, il pourra se sentir mieux
en le prenant régulièrement. C'est l'effet placebo. Inversement s'il est
convaincu qu'un aliment est mauvais, en l'ingérant il risque des troubles
digestifs. C'est l'effet nocebo. Cela peut créer des certitudes
indéboulonnables!
De plus, les consommateurs et les médias comparent
souvent des produits de nature différentes (par les variétés, l'irrigation, ...).
·
Ces controverses reflètent également des choix politiques liés à différentes conceptions de l'évolution de la société :
- Dans un cas (ex : modèle
"aubois" des dernières décennies), l'idée de progrès ressort encore :
produire en diminuant les coûts pour être compétitif sur le marché mondial. La
société actuelle est mieux acceptée que chez d'autres agriculteurs. Il y a
aussi place pour tous les marchés de niche, bio ou non, qui ne modifient en
rien l'économie.
- Face à cela, d'autres
conceptions sont fondées sur un désir de réorientation profonde de la société, notamment
de l'ensemble de l'activité agricole. Elles restent, à mon avis, souvent très
utopiques.
·
Devant ces divergences, quelle
attitude pour un scientifique?
Il doit avoir l'esprit
critique, être soupçonneux, se méfier des idées proclamées comme vérités alors
que ce ne sont que des hypothèses non vérifiées.
Un ingénieur agronome doit
se rappeler qu'en biologie, c'est en général la dose qui fait le poison.
Les organismes vivants ont des moyens de lutte contre les molécules étrangères
(même si cela est à nuancer, notamment avec les métaux lourds où il peut avoir
des effets d'accumulation).
L'idée préconçue dominante, donc une conviction sinon une certitude, est que ce qui est naturel est bon (dans les 2
sens du mot, bien-être et goût). En France nous sommes en cela très influencé
par Jean-Jacques Rousseau.
J'espère que vous admettez
tous qu'il n'y pas de différence
intrinsèque entre une molécule de
synthèse et une molécule d'origine biologique (sous réserve qu'elles aient
bien toutes les deux la même configuration spatiale et les mêmes isotopes).
On ne peut pas se contenter
de suivre l'idée un peu simpliste, pourtant si tentante au première abord, que seul ce qui est
"naturel" est bien. Le mot "naturel" est très subjectif et
difficile à définir. Depuis le néolithique les hommes recherchent des méthodes efficaces
pour produire leur alimentation, ce que la nature fait mal de manière
spontanée.
→ Devant ces controverses
et parfois des idées radicales, l'attitude
la plus recommandable est de
chercher à comprendre, comprendre le cheminement de leurs auteurs. Il nous faut
prendre du recul, distinguer ce qui du domaine de l'expertise ou simplement de l'opinion, se méfier des
certitudes. Il n'y a pas de certitude en dehors des faits vérifiés par la science.
Il est souhaitable d'avoir une bonne dose de
philosophie, non seulement au sens banal du mot, mais aussi en philosophie des
sciences. Nous devons répondre à ceux qui vont jusqu'à douter de la valeur des
connaissances scientifiques.[8]
Je vous invite donc à avoir confiance dans l'enseignement scientifique, si possible à
faire de la philosophie des sciences pour prendre du recul et faire preuve d'un
optimisme modéré.
Olivier Claret le 25/09/2015
[1] De
1983 jusqu'en 2013, j'ai intégré le centre de gestion de l'Aube devenu
CERFRANCE Sud Champagne, où j'ai été responsable des enquêtes "grandes
cultures".
[2] Pratiquée
en terre de craie, soi-disant pour favoriser le départ de croissance. Il a
fallu de nombreuses années pour un abandon complet de cette pratique
injustifiée.
[3]
Organisme de recherche appliquée, devenu Arvalis Institut du végétal
[4]
Politique Agricole Commune
[5]
Connues aussi sous le nom de CIPAN (Cultures intermédiaires piège à nitrate)
[6] Démarche de groupe de progrès
portée par l'association Terr'avenir
[7] L'est-éclair du 7 mai
1915 : "Dans l'Aube, l'eau du robinet est conforme... mais pas
partout. Si les
pesticides continuent de polluer certains robinets aubois, le dernier bilan
relatif à la qualité de l’eau dans la région montre une réelle amélioration
dans notre département."
[8]
Certaines personnes interprètent de façon erronée le principe de réfutabilité
du philosophe des sciences Karl Popper. Elles semblent confondre faits et théories.
Les faits vérifiés dans un contexte précis ne sont pas réfutables, seules les interprétations
ou les théories qui en découlent sont susceptibles d'être réfutées (ou rejetées)
suite à de nouvelles observations.