mardi 25 août 2020

Suite à deux articles de la revue Noosphère au sujet du transhumanisme et de l'eugénisme …

 

Suite à la lecture de deux articles de la revue Noosphère n°3, retenus dans le cadre de notre groupe de Troyes, je propose  un témoignage  et quelques compléments de réflexion sur les problématiques du transhumanisme et de l'eugénisme.

Dans l'article Page Teilhard,  la conclusion met en exergue "promouvoir l'amour du prochain". Dans  celui intitulé Manipulation du genre humain …, l'auteur, Alain Privat, souhaite "une terre portée, par toutes les voies de la technique et de la pensée,  à l'extrême  de son humanisation". 

De prime abord, nous ne pouvons qu'être d'accord avec l'idée forte des deux conclusions issue de la même inspiration chrétienne et humaniste et faisant référence à Teilhard. Néanmoins ce dernier a aussi écrit bien d'autres choses sur le sujet dont les citations ci-après.

La conclusion du premier article nous rappelle la phrase de Saint Augustin "Aime et fais ce que tu voudras". Cette idée tend à élargir le débat : si un praticien de biotechnologie met en œuvre un processus en étant persuadé agir avec un réel humanisme (dans le sens amour de l'humanité), quelle autorité supérieure aurait le droit de lui reprocher?  Nous tombons tout de suite sur des débats sans fin car a priori mal posés au départ .

Dans le deuxième article, après avoir bien expliqué par des exemples concrets les dérives ou les risques de certains projets, Alain Privat écrit que "le but avoué des transhumanistes est d'aller au-delà de l'extrême". Apparaît ici une notion de limite quasi impossible à définir de façon consensuelle.

L'impasse ou la difficulté de la notion de limite à ne pas dépasser a déjà été développée, notamment dans le compte-rendu d'une intervention de Jean-François Petit réalisé par notre groupe de lecture[1].

Mon propos est d'abord d'illustrer la difficulté de la question à partir d'une situation proche de mon environnement familial. Il s'agit d'homosexualité et de GPA[2]. Que penser de la fondation d'une famille par des homosexuels? Pour répondre à cette question, je témoigne simplement de la réalité de l'amour donné par des parents, des hommes en l'occurrence, qui aiment leurs enfants autant sinon plus que beaucoup d'autres couples. Les enfants semblent s'épanouir sans difficulté notoire (vous me direz que je n'en suis pas certain, mais n'est ce pas ainsi dans toute famille?). Ce schéma sort de l'idéal assez consensuel qui voudrait que le mieux pour des enfants soit d'avoir un père et une mère à leurs côtés, sachant cependant qu'il existe depuis toujours de nombreuses exceptions (disparition de parents, divorce, …).

Pour la GPA, l'argument le plus fréquent est fondé sur l'aspect inhumain de "vendre son corps". Cela pose aussi un problème analogue. A partir de quel seuil une activité ou un travail devient de l'esclavage qui met en danger la santé physique et psychique de la personne le pratiquant? Les prises de position sont particulièrement difficiles en posant les problèmes ainsi. Remarquons que certaines personnes sont généreuses et ont le sens du don, d'autres sont parfois avant tout intéressées par l'argent, ou sont motivées par les deux. Les femmes porteuses en contact avec la famille citée précédemment se sont montrées heureuses de rendre service (parfois avec un sens de l'humour en donnant des nouvelles). Leur appartenance à un pays de législation plus libérale que la France nous rappelle que les règles éthiques devraient être appréhendées au niveau mondial,  à l'ONU, comme le sont l'esclavage, le travail des enfants, etc..

Bien sûr, à travers ce témoignage, il ne s'agit pas de dire que la GPA est bien ou mal et encore moins d'encourager sa pratique. Il s'agit plutôt de considérer sérieusement le vécu des femmes qui ont choisi de rendre ce service et bien sûr surtout celui des enfants nés ainsi, autrement dit de ne pas juger sans connaître la réalité vécue.

Il est préférable de chercher à connaître et d'étudier les risques, les avantages et les inconvénients en se basant sur du concret, sur l'expérience, c'est-à-dire sur le suivi des personnes concernées plutôt que de se fier à une intuition fondée sur notre formatage intellectuelle. En matière sociétale les relations approfondies avec telle ou telle personne font parfois tomber bien des préjugés ou des jugements rapides.

Par dogmatisme, beaucoup de législations interdisent certaines pratiques comme l'adoption par des homosexuels, notamment suite à une GPA. Les lois coercitives sont la conséquence de raisonnements "éthiques" basés sur des postulats tels que tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas, … Ici  un enfant doit avoir un père et une mère. Remarquons que la tradition n'a  jamais retenu les deux premiers postulats cités de façon absolue. Leur interprétation a varié au cours des siècles (exemples : débat sur la peine de mort, sur l'euthanasie, sur l'avortement, …). L'évolution morale et juridique s'est souvent faite de façon pragmatique à partir de l'expérience et du ressenti des populations comme évoqué plus haut.

N'y a-t-il pas depuis toujours des pratiques eugénistes cherchant à améliorer par des artifices les possibilités humaines sans que nous soyons offusqués? N'est-ce pas avant tout un changement de degré, un pas de plus dû à la modification du "biologique" dont les gènes? Il comporte de nouveaux risques mais n'excluons pas d'emblée des bénéfices …  Tous les sujets d'éthique ne peuvent pas être abordés en déroulant des postulats préétablis suivis d'un raisonnement logique imparable (même en mathématiques, cette méthode a ses faiblesses[3]!).

Ayons à l'esprit que, de tout temps, les sociétés évoluent avec des personnes qui empruntent des chemins de traverse (explorateurs, …) ou qui outrepassent des règles (exemple, des médecins anatomistes détrousseurs de cadavres,…).  Plusieurs textes de Teilhard rappellent l'importance du tâtonnement dans l'évolution. Ci-dessous  deux extraits sélectionnés  par notre groupe de lecture  sur le thème du transhumanisme :

1/ "D'une part (que la chose nous plaise ou non), comprenons donc enfin que  rien, absolument rien, n'empêchera l'homme (poussé en cela par une urgence intérieure cosmique) d'aller en toutes directions - et plus spécialement en matière de biologie - jusqu'à l'extrême bout de ses puissances de recherches et d'inventions.

D'autre part … n'oublions pas  que le développement concomitant de certaines dispositions psychologiques nouvelles est probablement indispensable, - dont ne pas tenir compte serait rendre invraisemblables ou monstrueux les résultats de notre extrapolation." (Tome II Les singularités de l 'Espèce humaine page 351 mars 1954).

2/ Après avoir évoqué "le devoir d'Eugénisme[4]" et "le Droit à la Recherche", dans une lettre à son ami jésuite Pierre Leroy (31 mai 1953), Teilhard écrit  "Si le Christianisme ne prend pas la tête du mouvement sur tous ces points, une nouvelle ''weltanschauung" (= vision du monde) et une nouvelle Morale se construiront sans nous. Et le Monde en mourra peut-être. Mais nous aussi."

/ …/  "… comment se fait-il qu'il n'y ait pas à Rome, en plus d’une Commission Biblique, une  Commission Scientifique chargée de signaler aux autorités les points sur lesquels on peut être sûr que l’Humanité  prendra position demain, tels,  je répète : 1) un certain eugénisme  (optimum et non maximum, de la reproduction), …; 2) un droit absolu (droit à régler dans son "timing" et ses conditions, bien sûr!) à tout essayer jusqu’au bout,  même en matière de biologie humaine; …"

 

J'en conclus, j'espère dans l'esprit de Teilhard, qu'il faut être prudent dans la mise en place de règlementations . Certes les "tâtonnements" de la recherche fondamentale ou appliquée remettent parfois en cause nos propres conceptions. Face à cela, il est indispensable, à mon humble  avis, d'être à l'écoute des personnes directement concernées pour avoir un bon ressenti sur le sujet. Ce ressenti, à condition qu'il soit partagé par d'autres, devrait servir de base objective aux spécialistes des questions éthiques. Evitons d'être trop manichéens. En France, peut-être encore plus que dans d'autres traditions culturelles, nous avons tendance à vouloir tout classer en bien ou mal alors que beaucoup d'actions sont souvent à double effet. Seuls le recul et les observations a postériori permettent d'avoir une idée des conséquences bénéfiques et maléfiques.

Pour peu que nous les prenions avec une bonne hauteur de vue, les débats sur ces sujets peuvent devenir passionnants (au sens moderne, c'est-à-dire intéressants) et ne devraient pas soulever de passion (au sens traditionnel, sentiment extrême) comme c'est trop souvent le cas.



[1] consultable sur https://www.teilhard.fr/sites/default/files/pdf/cpte-rendu_conf_troyes_transhumanisme_jf_petit-_avril_2017.pdf

[2]  Gestation Pour Autrui, en général la "mère porteuse" est inséminée par un ou des embryons d'une autre femme.

[3] Allusion aux théorèmes d'incomplétude de Gödel (1931).

[4] N'oublions pas que, même en 1953 lors de la rédaction de Teilhard, le terme "eugénisme" n'avait pas la connotation négative actuelle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire